Faillite sociale
*ames sensibles s'abstenir ... *
*gens peu ouverts d'esprit s'abstenir aussi ...*
Un jour, une personne que j'apprécie et que j'estime beaucoup m'a dit que pour lui l'avortement était une faillite de la sociéte. Sans forcément partager son avis de vieux réac', j'ai compris pourquoi il disait ça.
L'autre matin, j'ai repensé à notre conversation, sur un sujet qui n'a pourtant rien à voir ... si ce n'est qu'il y a beaucoup de domaine dans lequel notre société fait défaut...
Mme R. a 61 ans, et en plus d'être une femme drole, courageuse, sensible et ouverte sur le monde après avoir passé toute son enfance en Asie à la suite de son père diplomate, elle a un cancer de l'utérus.
Et un fils de 45 ans, grand prématuré et lourdement handicapé depuis sa naissance, T. Il vit avec elle et elle s'en occupe quotidiennement avec beaucoup d'amour, seule depuis son divorce 30 ans plus tot. T. ne parle pas, ne marche pas, son autonomie est très limitée, sans assistance T. ne peut presque rien faire.
Mme R. refuse de se faire opérer. En fait Mme R. refuse tout traitement.
En disant que qui va s'occuper de son fils pendant ce temps là.
Mme R. n'a plus d'autre famille que T.
C'est le droit de Mme R. de refuser d'être soignée, elle dispose de son propre corps, personne ne peut l'obliger.
Il n'en reste pas moins que cette décision en plus de l'impliquer elle, implique aussi son fils complètement dépendant d'elle.
Ce matin là je suis chez Mme R. et je veux comprendre si elle a bien saisi tous les enjeux de sa décision : la mort pour elle à plus ou moins long terme, un avenir incertain pour son fils après sa disparition.
Ce matin là T. est malade, il tousse beaucoup, son nez est bouché et il lutte pour respirer par le nez au lieu de respirer par la bouche, ça l'épuise et pendant l'heure où je suis là il se met même à pleurer de frustration, de fatigue, de désespoir ...
Le voir comme ça pendant une heure, c'est dur pour moi alors j'imagine pour sa mère toute la journée ...
Parce que si T. ne parle pas, T. communique ... autrement que le langage auquel nous sommes tous conditionnés, mais T. parle par le corps - il est très tactile, comme les personnes sourdes, ce qui met souvent les gens mal à l'aise malheureusement, il caresse les cheveux, il attrape les mains et les bras, il tapote, etc... - mais aussi par le rire et les larmes. Il faut juste l'écouter.
T. était malade et c'était un bon levier pour essayer une dernière fois de faire changer sa mère d'avis ...
Lui redire que malheureusement son fils n'avait qu'elle, qui prendrait soin de lui si elle renonçait à essayer de se soigner?
Voilà ce qu'elle m'a répondu, sans haine ...
"Ca fait 30 ans que je prends soin de lui seule, tous les jours. Je sais qu'une fois que je ne serais plus là, sa vie sera pire mais je n'en peux plus ... Je suis fatiguée. Où sont-ils les médecins qui se glorifiaient d'avoir réussi à le sauver? Où sont-ils pour m'aider à m'occuper de T.? Où sont-ils quand il souffre? Eux ils ont leurs petites vies bien tranquille et à lui ils n'ont offert qu'une vie de merde. Je l'aime mais il aurait mérité mieux que ça comme vie, il aurait mérité qu'ils le laissent mourir au lieu de chercher à le sauver à tout prix. Il n'y a personne pour se lever à ma place quand il se réveille à 2h du matin parce qu'il a mal aux hanches. Il n'y a jamais personne! Je suis toujours toute seule. J'ai essayé de lui offrir la meilleure vie possible ... Les gens jugent ... ils ne savent pas! Ils n'ont pas idée de comment il a souffert, de comment je l'ai vu souffrir!!! J'ai toujours été contre l'euthanasie, je n'ai jamais eu le courage en fait, mais là c'est moi qui vais mourir ... Son père n'ose même pas le toucher, même quand on était encore marié, il fallait que je me démerde toute seule avec T. Il a voulu un gosse et quand il a été là il ne s'en est jamais occupé. Et les gens dans la rue qui détourne le regard... Et puis qui viendra s'occuper de T. pendant que je serai à l'hopital? Qui viendra quand je serai trop fatiguée et malade à cause de la chimio?! Personne. Il n'y a jamais personne. Je veux que ça s'arrête."
Qu'est-ce que j'aurai pu répondre à ça?
Rien.
Je n'avais pas de solutions à offrir à Mme R., pas d'issues à lui proposer.
Personne n'en a.
Oui là plus que tout, la société a failli.
Et la décision de Mme R. a un parfum de suicide, je sais.
Je suis partie en me demandant si ce rien n'était finalement pas la meilleure chose que je puisse lui offrir.